Christian, médecin de campagne dans les années 70, nous relate une anecdote vécue au début de sa carrière.
- Dans le Sud-ouest, le mois d’août est de loin le plus chaud avec 40° dès 10 heures du matin et 50° l’après-midi.
- C’est la saison des moissons, où les agriculteurs, louant à l’époque une grosse moissonneuse-batteuse, faisaient la journée continue pour qu’en un minimum de temps, ils aient épuré tous leurs immenses champs de blé pour passer vite à leurs collègues ce volumineux engin, coupant d’abord les tiges au raz du sol, puis rejetant d’un côté les grains de blé dans un tombereau tiré par un tracteur et de l’autre côté l’expulsion de la paille.
- Celle-ci, avec une fourche, était chargée dans des charrettes tirées par des bœufs jusqu’aux granges des fermes.
- La chaleur augmentée par la somme de travaux pénibles, implique la notion de sueur et de soif intense, c'est-à-dire pour ces agriculteurs une absorption quotidienne de 5 à 6 litres de vin fabriqué à la ferme, ce qui engendrait souvent la nuit des poussées de délires et d’hallucinations alarmantes.
- Souvent ces crises se passaient avec le propriétaire qui tirait, avec le fusil de chasse, sur tout ce qu’il voyait bouger.
- La famille s’enfuyait et faisait appel aux gendarmes.
- Ces derniers, en dialoguant, arrivaient à raisonner les intéressés, mais souvent, impossible de les désarmer.
- Alors, la solution était double : réveiller le maire pour signer le formulaire de cure hospitalière pour dégrisement et le médecin pour endormir l’impétrant après l’avoir désarmé.
- Pour mettre un peu de sel, je vais vous conter un cas typique parmi tant d’autres.
- 6 heures du matin, coup de fil des gendarmes :
- Urgence chez Monsieur D.
- J’arrive. Un petit attroupement de voisins et deux gendarmes viennent vers moi pour m’expliquer le cas :
- « Monsieur D. à partir de minuit a chassé sa mère dehors et devant sa porte, la lumière allumée, tire sur tout ce qui bouge ; il a tué le chat. Impossible de l’approcher !
- Depuis une demi-heure il est rentré, n’a plus tiré ; il doit dormir ; il vous faut aller le piquer pour être sûr que le transport à l’hôpital se passe sans incident ».
- Je les remercie et dans ma voiture je remplie ma grosse seringue avec le triple associé (Dolosal, Phénergan, Largactil), que je pose délicatement dans ma trousse et Go !
- Je connaissais bien la maison car je l’avais déjà soigné lui et sa mère.
- C’était une petite ferme perpendiculaire à la route. On y entrait par la porte de la cuisine. Quel bazar : chaises renversées, pommes de terre sur le sol, etc. La chambre d’André était juste en face.
- Je traversais le couloir obscur pour atteindre la porte fatale ; tenant ma trousse de la main gauche , avec la droite je prenais délicatement la poignée.
- La ferme était vieille ; le sol était recouvert de gros carreaux de grés tous disloqués et fendus. Je tourne doucement la poignée de la porte de peur qu’elle ne grince. Ce que je craignais arriva. Le bas de la porte se mis à frotter sur un pavé disjoint, juste au moment où je franchissais le seuil.
- Je vois alors André faire un bond sur son lit, attraper le fusil et me mettre en joue en gueulant :
- « Qu’est ce que vous venez foutre ici ?
- Je dois vous avouer que pour le cerveau, c’est un drôle de choc et que les méninges n’ont que peu de temps pour trouver une solution.
- « C’est comme ça que tu accueilles ton médecin préféré ? je lui réponds.
- « Mais je ne vous ai pas appelé me rétorque-t-il » me tenant toujours en joue.
- « Toi non, mais baisse ton fusil, je vais t’expliquer.
- Il y a deux jours, j’ai rencontré ta mère qui m’a dit :
- Quand vous aurez un moment, arrêtez-vous pour voir André, il travaille beaucoup et je le trouve très fatigué. Moi aussi je te trouve très fatigué. Tu as bien dormi cette nuit ?
- « Non, mais pourquoi vous venez si tôt ?
- Ayant repris la situation en main, avec sérieux, je lui réponds :
- « Je viens de faire une prélèvement sanguin au voisin et en passant je me suis arrêté. Bon, ne perdons pas de temps, je vais te prendre la tension.
- Je sors le matériel de ma trousse et je gonfle deux ou trois fois le brassard.
- En grimaçant je lui dis :
- « Ta mère avait raison ; tu es à jeun, on va en profiter pour faire une prise de sang avec un bilan complet.
Je sors la seringue en la tenant à pleine main pour masquer qu’elle était pleine et au lieu d’aspirer, je pousse délicatement le piston.
A moitié injection, je l’entends murmurer « Eho, elle flambe celle-là !
Je pousse à fond, je remets tout dans ma sacoche et, couvert de sueur, je sors et je dis aux gendarmes :
« Cà y est, il dort, il est à vous ».